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L’arrière plan sacrificiel et moral de la gouvernance chinoise

Les lecteurs intéressés par la réflexion sur les ressorts cachés des comportements humains liront avec profit l’article d’Emmanuel Dubois de Prisque, chercheur associé à l’Institut Thomas More paru fin décembre dans le n°50 de « Monde Chinois ».

Sous le titre « Un mouton gras attendant le sacrifice », allusion à une réflexion du Président Xi Jinping à l’occasion du pèlerinage le 31 octobre dernier à Shanghai du nouveau Comité Permanent dans les vieux locaux du Parti Communiste transformés en musée au No.374 Huangpi Nan Lu, 黄陂南路 de l’ancienne concession française, l’auteur qui est aussi rédacteur en chef de la revue, explore avec le concours de René Girard (« Les choses cachées depuis la fondation du Monde », Grasset 1978) et nombre d’autres références historiques et philosophiques, le lien intemporel entre sacrifice, gouvernance, objectivité historique et châtiment dans la Chine ancienne et contemporaine.

L’argument premier de l’analyse est la réflexion de Xi Jinping devant l’emblème du parti et la stèle des premiers membres « 多屈 辱 多耻辱 啊 ! 那时 的 中国 是待宰的肥羊 - Duo quru a ! Duo chiru a ! Na shi de zhongguo shi dai zai de fei yang. – Que de honte et que d’humiliations ! A cette époque la Chine était celle du sacrifice (massacre) des moutons gras ».

La perpétuation du ressentiment victimaire.

Il est indéniable qu’au XIXe siècle, la Chine aux prises avec une succession de révoltes fut « dépecée » par les prédateurs occidentaux et japonais.

Dans « Le Monde Chinois », son incomparable somme parue en 1972, Jacques Gernet écrivait que la Chine avait été « crucifiée ». Il embrassait ainsi, par ce seul vocable, l’aspect « sacrificiel » du complexe de persécution profondément ancré dans les mentalités, principal ferment du nationalisme chinois moderne, épine dorsale de l’idéologie identitaire, émancipée des influences politiques occidentales et japonaises, du « socialisme aux caractéristiques chinoises ».

Cet imaginaire à la fois éthéré et victimaire, mais qui s’attribue néanmoins une essence morale supérieure, était aussi l’arrière plan philosophique du « Totem de loup », roman signé de Jian Rong paru en 2004 dont le succès en Chine fut foudroyant.

Exilé en Mongolie pendant la révolution culturelle, l’auteur présente les Han comme les souffre-douleurs, sacrifiés comme des moutons par de longues et incessantes persécutions et, à l’inverse, les Mongols et les loups cités en exemple à suivre pour les Chinois, champions de la liberté, de l’indépendance, de la compétition, de l’obstination et de l’esprit d’équipe.

« Le paradoxe » écrit Emmanuel Dubois est que les loups furent progressivement décimés par la population locale pour finir par quasiment disparaître. » Ce qui induirait une réflexion annexe sur le poids du nombre et la force du temps qui passe.

Alors que la Chine de ce début du XXIe siècle est loin d’être restée le « mouton gras du sacrifice », le souvenir humiliant des outrages n’a toujours pas quitté la mémoire chinoise. Plus encore, tout en renforçant résolument sa puissance militaire et en effaçant de son histoire ses épisodes violents, le parti l’entretient soigneusement.

Dès lors, l’auteur s’interroge sur cette tendance ambiguë et contradictoire des artisans du « rêve chinois » qui les porte à se voir comme victimes de l’Occident, eux-mêmes étrangers à la violence et sujets vertueux d’une puissance exemplaire et pacifique.

Rédemption et morale.

L’analyse qui suit ce questionnement renvoie aux racines de la civilisation chinoise où, comme dans toutes les sociétés traditionnelles décrites par René Girard, le sacrifice d’une « victime émissaire » contre laquelle se porte toute la violence de la société est le passage obligé et rituel du retour à l’apaisement.

Mais en enracinant les origines aussi loin que 5000 ans, le discours chinois moderne accrédite encore aujourd’hui la vertu du sacrifice expiatoire, à la fois appliqué aux troubles intérieurs et aux menaces extérieures où les « boucs émissaires » sont constamment désignés à la vindicte sociale et nationale.

La puissance du mythe sacrificiel rédempteur dans la pensée politique chinoise est au demeurant attestée par la sémantique elle-même puisque, souligne Emmanuel Dubois qui cite Jean Levi, le mot 宰 – Zai – employé par Xi Jinping à Shanghai désigne à la fois la mise à mort réparatrice et l’acte de décision politique.

Enfin, les tréfonds de l’histoire révèlent aussi le constant souci de la morale politique, attribut métaphysique conféré au souverain par le « mandat du Ciel », légitimant le Roi de Zhou, la plus longue dynastie des annales ayant régné sur une partie de la vallée du Fleuve Jaune de 1046 à 256 av JC.

Ainsi se définissent les arrière-plans historiques et culturels de l’art de gouverner en Chine où se mêlent les réminiscences expiatoires désignant des boucs émissaires et l’exigence morale qui fonde le sentiment d’appartenir à une civilisation supérieure.

Les annales donnent même l’exemple mythique du fondateur de la dynastie Shang au XVIe siècle avant JC qui, exprimant une parfaite synthèse entre la morale politique et l’expiation, offrit de s’immoler lui-même par le feu pour conjurer la sècheresse qui accablait le royaume. L’épisode qui n’a jamais été attesté, témoigne cependant du lien étroit qui, dans l’esprit des Chinois, enchevêtre les notions de « gouvernement », de « sacrifice » et de « morale », fondant un système politique éloigné de notre « État de droit ».

Perfection morale et objectivité historique.

Enfin, l’idéal de perfection morale qui sous tend ce système articulé à la culture, aux traditions et à l’histoire plus qu’aux dispositions juridiques et constitutionnelles complètement à rebours, quoi qu’en dise le régime, de la légitimation démocratique, induit mécaniquement la censure et la réécriture de l’histoire, devenue un adjuvant du pouvoir politique plus qu’une recherche de la vérité.

Mais, dit l’auteur, quand le Parti communiste édulcore son histoire, il exprime aussi « en toute candeur », la conviction que la Chine est « réellement plus pacifique que les puissances dont elle fut la victime ».

Là réside peut-être une des manifestations les plus crues de l’incompréhension réciproque entre Pékin, l’Occident et le Japon. En 2005, Question Chine, analysant le discours chinois autour des voyages de Zheng He et de quelques autres événements historiques, relevait cette propension politique à adapter la réalité à l’image de « bénévolence » que le régime s’attache à donner de lui-même.

Comme le montre Howard French dans « Everything Under the Heavens : How the Past Helps Shape China’s Push for Global Power » (Knopf, Mars 2017), la Chine d’aujourd’hui dont la philosophie des relations extérieures est toujours enracinée dans l’ancienne vision métaphysique du monde « Sous le Ciel – 天下 – Tian Xia - » au centre duquel se trouve l’Empire du Milieu, maître et parrain culturel d’un ensemble de pays tributaires, n’est pas plus pacifique que d’autres.

Hérité de la Chine ancienne le projet d’influence stratégique sur un monde culturellement proche fonde aujourd’hui le poids grandissant de Pékin au Myanmar et au Cambodge en même temps qu’elle inquiète tous les voisins de l’ASEAN. Elle est aussi au cœur des tensions avec les États-Unis à propos de la Corée du Nord, de la mer de Chine du sud et de Taïwan.

Enraciné dans l’histoire, la culture et les mythes dont il est cependant sage de reconnaître que leur subjectivité fonde aussi la manière dont l’Ouest se juge lui-même, le malentendu est encore accentué par un régime politique fermé et allergique à la contestation dont on voit bien qu’à côté de la force nationaliste qu’il exprime aujourd’hui de plus en plus, l’un des ressorts est la volonté inflexible de maintenir son magistère sur le pays.


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