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Manifestations dans les rues de Taipei le 24 mai. Les partisans de Lai Qing De accusent l’alliance des « Bleus (KMT) » et des « Blancs (PPT) » d’imposer sans débat au parlement un contrôle accru de l’exécutif. « 沒有 討論, 沒有 民主 sans débat, pas de démocratie » disent les pancartes. Déjà en 2014, le KMT de Ma Ying Jeou alors Président avait été mis en difficulté par les jeunes étudiants qui reprochaient à la majorité KMT d’imposer sans concertation un rapprochement intempestif avec Pékin.
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Le 17 mai, trois jours avant l’investiture de Lai Qing De, l’unique chambre du parlement taiwanais, Li Fa Yuan, 立法院, où le Parti pour le Progrès Démocratique (民進黨) du Président a, avec seulement 51 sièges, perdu la majorité absolue, s’est brutalement échauffée.
Offrant le spectacle d’empoignades violentes, d’échanges de coups et de plaquages au sol, les députés se sont affrontés à propos de cinq réformes sur le fonctionnement législatif proposées par le KMT,国民党 (52 sièges) et le Parti du peuple taïwanais de Ko Wen-je, TPP, 民众党 (8 sièges) [1].
Des témoins racontent qu’une députée du Kuomintang (KMT) a été projetée au sol par un parlementaire du Parti démocrate progressiste (DPP), tandis qu’un de ses collègues arrachait des documents législatifs à un indépendant de 73 ans qui les lisait assis à son siège, avant de s’enfuir du bâtiment en courant.
La tourmente rappelle celle de 2014 quand les jeunes étudiants en phase avec le DPP avaient mis le Président Ma Ying-jeou et le KMT sur la sellette les accusant de fomenter une « réunification rampante » mal contrôlée (lire : Taïwan : Craquements politiques dans l’accord cadre. Les stratégies chinoises en question).
Cette fois, elle est aussi le résultat du sentiment d’insécurité du Minjindang, vainqueur de la présidentielle mais, pour la première fois depuis 2016, privé de majorité absolue après avoir perdu 10 sièges au scrutin direct par rapport à 2020.
Son recul attise la violence de ses réactions face aux réformes proposées au pas de charge par l’alliance KMT-PPT, dont les buts affichés visent : 1) À augmenter le pouvoir d’enquête de la Chambre ; 2) À lui conférer un rôle dans les nominations décidées par l’exécutif ; 3) À criminaliser les outrages au parlement qui, pour l’instant ne sont supervisés que par le Yuan de Contrôle, et 4) À instituer, à l’instar du discours sur l’état de l’Union aux États-Unis, un rituel de compte-rendu annuel au parlement par le Président.
L’exécutif accusé d’abus de pouvoir.
Dans un article paru le 29 mai dans la rubrique « débats » de « The Diplomat », Wu Tsung-hsien et Howard Shen, deux parlementaires du KMT résumaient le point de vue de leur parti.
Réclamant une réforme constitutionnelle pour mieux équilibrer les pouvoirs entre l’exécutif et le Yuan Législatif, ils dénoncent en exagérant beaucoup, un déficit démocratique ayant transformé le parlement en simple chambre d’enregistrement.
« Le pouvoir législatif ne fonctionne que lorsque la discipline règne. Au cours des huit dernières années, où les majorités exécutives et législatives du DPP étaient alignées sous Tsai Ing-wen, le corps législatif est devenu un organe d’approbation automatique de la Présidence. »
La réalité institutionnelle est plus complexe. S’il est exact que les pouvoirs d’arbitrage et de signature de décrets exceptionnels d’urgence en cas de crise grave conférés à la Présidence sont potentiellement très importants, en temps normal, ses prérogatives sont en réalité limitées.
Dans le système semi-présidentiel de l’Île (lire : Le régime taiwanais est-il présidentiel ?) « Le Président n’a qu’un seul pouvoir important qu’il exerce à sa discrétion : celui de nommer et de démettre les Premiers ministres. Pour le reste, toutes ses décisions doivent obtenir l’aval du Premier ministre ou du Yuan législatif. » (…)
En outre, « Le Yuan législatif peut voter une motion de censure, entraînant le renvoi du Premier ministre et du gouvernement. » La faille, disent les critiques, est que le Yuan Législatif ne peut pas censurer le Président, responsable exécutif suprême.
Un autre contrepouvoir de taille réside dans l’exercice de la démocratie directe que l’Île a commencé à explorer, d’ailleurs pas toujours avec succès, tant il est vrai que la dernière tentative des « Quatre referendum », en réalité manipulés par le KMT avaient été une fausse manœuvre politique du vieux parti nationaliste. Lire : Le KMT et l’embardée démocratique des quatre référendums. Ou le détournement de la démocratie directe.
Au total, il est facile de comprendre que, s’il est exact que sans majorité absolue, le Min Jin Dang au pouvoir fait l’expérience de sa vulnérabilité politique, les actuelles tensions qui traversent le Yuan Législatif transformé en champ de bataille, sont aussi l’expression du désarroi du KMT, dont la plateforme politique de réunification a du mal à s’ajuster à l’évolution de l’opinion de l’Île qui s’éloigne du Continent.
C’est pourquoi, insistant sur l’idéal d’une perfection démocratique, il défie le Min Jin Dang sur son terrain.
En arrière-plan de l’initiative, fermente au KMT la crainte que, sous l’influence de Lai Qing De, dont les convictions indépendantistes sont connues, l’Île serait entraînée dans une stratégie de rupture avec le Continent aux conséquences catastrophiques.
Mouvements de rue et malentendus.
Une semaine après les premières échauffourées au Li Fa Yuan, les tumultes ont gagné la rue. L’après-midi du 24 mai, alors que l’examen des réformes proposées par le KMT et le TPP était en cours, ils étaient 20 000 (100 000 disent les organisateurs) qui appelaient à leur retrait.
Le mouvement populaire était soutenu par des pétitions signées par plus d’une douzaine d’associations issues de la société civile à Taïwan et à l’étranger dont « l’Union pour la démocratie à Taïwan et Hong Kong », « l’Association taïwanaise pour les droits de l’homme » et « l’Association formosane pour les affaires publiques ». Les réseaux sociaux ont contribué à la mobilisation.
Pour la première fois la nouvelle application de Facebook « Threads », lancée en décembre 2023 (100 millions d’utilisateurs en janvier 2024), concurrente de « X » était largement utilisée pour dénoncer un coup de force constitutionnel des « Bleus (KMT) » et des « Blancs PPT » et mobiliser les manifestants.
Pour tous ces protestataires, les amendements proposés « font craindre qu’au lieu d’améliorer le contrôle de l’exécutif, les enquêtes se transforment en représailles avec un effet dissuasif sur la liberté d’expression, d’association et de réunion ».
Alors que le DPP clame que les réformes sont mises en œuvre sans consultations, que leur formulation trop vague induit des abus de pouvoir, le chef de file des députés du Min Jin Dang s’est exclamé « Vous pouvez prendre le contrôle du parlement, mais pas de l’opinion. ». Pas sûr.
Soutien populaire aux reformes et guérilla législative.
Moins bien documentés par les médias étrangers, à côté des manifestants opposés aux projets, des groupes de soutien à la réforme ont également donné de la voix pour accuser des responsables du Min Jin Dang « d’obstruction inconstitutionnelle » aux réformes.
Plus encore, dans leur plaidoyer publié dans « The Diplomat », cité plus haut, Wu Tsung-hsien et Howard Shen citent une enquête d’opinion réalisée par « 聯合新聞 網 Lianhe Xinwen Wang », plateforme d’infos et de sondage en ligne, affirmant que plus de 57% des Taïwanais, appuieraient les amendements proposés, notamment celui prévoyant la criminalisation de l’outrage au parlement.
La même enquête révèle aussi que, dans la tranche d’âge des 20 – 34 ans, une majorité des sondés éprouverait plus de sympathie pour l‘opposition que pour l’exécutif.
En attendant, les réformes ont avancé.
Le 28 mai, le parlement a, en troisième lecture, adopté l’ensemble des dispositions de la réforme législative.
Parmi elles, à côté du rituel du discours présidentiel et des pouvoir d’enquête étendus, la plus controversée, sur la criminalisation des offenses au parlement : « Les agents publics et les fonctionnaires qui font de fausses déclarations sur des affaires importantes dont ils ont connaissance lors d’audiences ou lorsqu’ils sont interrogés dans le cadre du Li Fa Yuan risquent désormais une amende pouvant aller jusqu’à 200 000 NT$ (6 215 US$) ou une peine de prison de moins d’un an. »
Mais la guérilla législative n’est pas terminée. Déjà l’exécutif a exercé son droit de véto, exigeant le réexamen des réformes. Si le parlement persistait à les approuver, la Présidence pourrait encore exiger leur revue par le Conseil constitutionnel à condition d’obtenir le soutien d’un quart des députés, soit 29.
Note(s) :
[1] Le scrutin est triple : 1) Uninominal direct à un tour ; 2) Proportionnel de liste et 3) dédié aux aborigènes, collège électoral séparé dont les sièges ne sont pas transférables. Contrairement aux idées reçues, cette population enregistrée au titre non pas d’un ancrage territorial mais de son particularisme culturel, vote en moyenne plutôt KMT.
Si on ne se réfère qu’aux sièges attribués au scrutin uninominal à un tour, le KMT tient 52 sièges (+14) contre 51 (moins 10) au DPP. Le TPP de Ko Wen Je est en progression avec 8 sièges (+3).
On notera par ailleurs que l’alliance entre le KMT et le PPT de Ko Wen-je est instable et opportuniste. On se souvient en effet que le 24 novembre 2023, l’ancien maire de Taipei avait lui-même torpillé l’alliance avec le KMT, favorisant ainsi la victoire de Lai (lire à ce sujet le § « Mise à jour le 27 novembre » de notre article Promouvoir la démocratie et les libertés pour échapper au face-à-face avec Pékin.)