Your browser does not support JavaScript!

Repérer l'essentiel de l'information • Chercher le sens de l'événement • Comprendre l'évolution de la Chine

›› Editorial

Au Cambodge, une base navale et un canal chinois. Les Khmers victimes de la rivalité sino-vietnamienne

Le canal dont beaucoup jugent que le coût réel sera exorbitant, est présenté par Hun Manet, formé à West-Point et fils ainé et successeur de l’ancien premier ministre Hun Sen, comme le moyen d’accélérer la mise en valeur du sud du pays contournant le détour par les ports vietnamiens. La CIA y voit aussi l’alourdissement de l’emprise chinoise et le moyen d’acheminer vers le sud les matériaux et équipements lourds nécessaires à la montée en puissance de la base navale chinoise de Ream, près de Sihanoukville.


*

Le 5 août dernier, la Chine dont l’histoire antique et plus récente est marquée par son expertise à creuser de grands canaux navigables (lire Projet de diversion sud-nord : mise en service du canal central), donnait les premiers coups de pelle du Canal du Funan « Techo » (Titre associé à l’ancien premier ministre Hun Sen qui signifie « Puissant ») qui reliera le cours du Mékong baignant Phnom-Penh à la région de Kep au sud, bordant le golfe de Thaïlande.

Par le truchement du groupe public de construction d’infrastructures – 中国路桥工程 - China Road and Bridge Corporation – Pékin ajoute une nouvelle trace de sa très ancienne empreinte dans le Royaume, qui, au moins depuis le Xe siècle rivalise avec celle du Vietnam [1].

Le lancement des travaux du projet mis en œuvre par une entreprise chinoise a lieu trois décennies après l’enthousiasmante promesse d’un futur démocratique du Royaume porté par les accords de paix de Paris de 1991 qui mirent fin à onze années d’occupation du pays par le Vietnam dont l’intervention militaire avait, en 1978, chassé les Khmers Rouges soutenus par la Chine.

Aujourd’hui, le contraste entre les espoirs démocratiques de l’accord de Paris et la réalité est saisissant.

Alors que, depuis plus de trente années, le Royaume est politiquement cadenassé par la famille Hun Sen dont le patriarche, 73 ans cette année, est un ancien Khmer Rouge échappé in-extremis vers le Vietnam en 1977, son budget est lourdement dépendant des prêts de la banque de Chine, tandis que le pays est étroitement enserré dans un puissant réseau d’influence politique, économique et affairiste piloté par Pékin qui détient 40% de la dette cambodgienne à hauteur de 11 Mds de $.

En raison des taux de prêts élevés des banques chinoises de 7 à 10% contre 2,5% par la Banque mondiale et l’habitude des groupes de construction d’amener dans leurs bagages leur main d’œuvre chinoise, l’apport socio-économique de l’empreinte de Pékin est contestable.

Impliquant huit banques d’État et une dizaine de groupes publics, les ambitieux projets de zones économiques spéciales et de développement d’infrastructures, dont la construction du canal Funan Techo long de 180 km au coût très sous-évalué, disent les experts, estimé à 1,7 Mds de $, est une étape des « Nouvelles Routes de la soie », ne sont pas pourvoyeurs d’emplois et provoquent assez souvent des expropriations très mal dédommagées.

A ce titre, alors que l’opposition est soit en prison, soit en exil ou, dans les pires des cas, assassinée [2], la puissance de l’emprise chinoise [3] participe à la perpétuation politique d’un gouvernement où domine le népotisme sans mesure du clan Hun Sen.

A l’imitation de l’ancien khmer rouge qui a intronisé son fils Hun Manet pour lui succéder, ses affidés ont tous installé à leur suite leur progéniture dans leurs fiefs ministériels.

Officiellement, le but du canal qui, à partir de la région de Phnom-Penh, reliera, en passant par le Bassac, le cours du Mékong au golfe de Thaïlande à hauteur de Kep, près de la frontière du Vietnam, est d’augmenter la capacité de transport à fort tonnage entre la capitale et les régions de Kampot, Sihanoukville et Koh Kong pour accélérer leur mise en valeur

Mais, selon « Radio Free Asia », fondée en 1950 par la CIA, aujourd’hui financée par le Congrès des États-Unis, le canal nord-sud aurait aussi pour fonction d’acheminer les matériaux lourds nécessaires à la montée en puissance du point d’appui naval chinois de Ream situé à proximité de Sihanoukville et à une centaine de km à l’ouest du point d’arrivée prévu du canal.

Accords de Paris. Empreinte politique chinoise et base navale.

La controverse renvoie aux dispositions des accords de Paris du 23 octobre 1991 qui, au nom de la neutralité du Royaume, prohibe à plusieurs reprises à la fois toute alliance militaire et le stationnement de troupes étrangères sur son sol [4].

En somme, comme le soulignent Nguyen Minh Quang et James Borton, dans une analyse publiée dans « The diplomat » d’août 2024, tournant le dos à des engagements aujourd’hui caduques, « en soutenant la construction du canal Funan Techo, la Chine franchit une étape décisive dans ses efforts pour convertir le Cambodge à ses valeurs opposées à la démocratie. »

En même temps, Pékin utilise sa proximité avec Phnom-Penh, qui n’est pas partie prenante dans les querelles de souveraineté en mer de Chine du sud, pour perturber la solidarité antichinoise des pays de l’ASEAN et, en dépit de ses dénégations, avancer son projet de point d’appui naval ouvrant sur le golfe de Thaïlande. Lire : Mer de Chine du Sud : Avec le Cambodge à sa botte, Pékin ajuste le Code de conduite aux caractéristiques chinoises.

L’implication directe de Pékin dans l’aménagement de Ream est avérée par des images satellites – selon certains il s’agirait même pour la marine chinoise de permettre à terme l’accostage d’un porte-avions -.

L’indice le plus clair que le Royaume est le théâtre d’une compétition d’influence entre Pékin et Washington, fut qu’avant de laisser le champ libre à la Chine, le gouvernement cambodgien chapitré par Pékin avait fait démolir les quatre structures du port construites par les États-Unis et l’Australie.

Il est un fait que, pour Pékin, la base de Ream à vue directe de la mer de Chine du sud, et à 500 nautiques du détroit de Malacca très vulnérable goulet d’étranglement par lequel transitent 70% des importations énergétiques chinoises, revêt une importance stratégique de premier ordre.

On le voit, la construction du canal ouvre de vastes spéculations autour de l’implication déjà avérée de la marine chinoise au sud du Cambodge face au golfe de Thaïlande ; elle pourrait aussi raviver les anciennes tensions stratégiques entre Pékin et Hanoï très indisposé par la montée en puissance d’un point d’appui militaire chinois à ses portes et le détournement du trafic du Mékong (lire : Querelles sino-vietnamiennes. Rivalités des frères ennemis et enjeu global).

Enfin, l’illusoire mise en scène par Hun Manet d’un apaisement avec le Vietnam n’est en réalité qu’un acte de soumission à Hanoi entièrement au détriment des intérêts du Royaume et du peuple khmer.

Note(s) :

[1Au Cambodge, déjà durant le règne de Suryavarman II (1130-1150) qui décida la construction du temple d’Angkar Vat dédié à Vishnu, Dieu hindouiste de l’harmonie cosmique, les Khmers avaient conclu un traité de paix avec la Chine.

Dans le même temps, ils résistaient aux assauts de leurs voisins Môns (Originaires de l’actuel Myanmar), Annamites (venus du nord de l’actuel Vietnam) et Chams, (venus du centre de l’actuel Vietnam et créateurs du Royaume du Champa – du IIe au XVIIe siècle - rival de l’Empire Khmer).

[2L’une des plus dramatiques éliminations physiques d’un opposant fut l’assassinat le 10 juillet 2016 du très populaire Kem Ley, alors âgé de 46 ans, chroniqueur et activiste politique, sévère critique de l’arbitraire et du népotisme corrompu du régime.

Il a été tué à bout portant d’une balle dans la tête dans le café d’une station-service du sud de Phnom-Penh que l’assassin avait au préalable fait évacuer.

Après les assassinats du syndicaliste Chea Vichea (2004) et du militant de la protection des forêts Chut Wutty (2012), l’élimination de Kem Ley s’inscrivait dans la continuation par le clan Hun Sen d’une stratégie de pouvoir par la terreur, exactement contraire à l’idéal démocratique des accords de Paris du 23 octobre 1991.

Le meurtre de Kem Ley a eu lieu quelques jours seulement après ses commentaires d’un rapport de Global Witness estimant la fortune familiale du clan Hun Sen à 200 millions de $.

Le 24 juillet 2016, le transport de sa dépouille à Takeo, son village natal, avait été suivi par 2 millions de personnes, qui fut de loin la plus importante participation à des funérailles de l’histoire du Royaume pour une personne n’appartenant ni à la famille royale ni au gouvernement.

[3Le Cambodge et la Chine ont signé leur accord de coopération lors du premier sommet des Nouvelles routes de la soie en 2013 à Pékin.

En dépit de vives tensions avec la population liées au dépassement des coûts, au faible taux de création d’emplois et aux désordres d’une invasion d’investisseurs nouveaux riches arrogants (lire Dans le sillage scabreux des routes de la soie]), la Chine est, en 2023, devenue le premier créancier du Royaume à hauteur de 11 Mds de $ et son premier partenaire de développement.

Les secteurs prioritaires des engagements chinois sont le transport (8,1 Mds de $) et l’énergie (3,75 Mds de $), pour une valeur totale, tous projets confondus de 20 Mds de $ (66 % du PIB).

[4La partie « IV » qui traite des « Garanties internationales  », stipule dans son article 18 : « Le Cambodge s’engage à maintenir, préserver et défendre, et les autres signataires s’engagent à reconnaître et à respecter la souveraineté, l’indépendance, l’intégrité et l’inviolabilité territoriales, la neutralité et l’unité nationale du Cambodge. ».

Dans l’Annexe, l’Article 2 du § « Accord relatif à la souveraineté, l’indépendance, l’intégrité et l’inviolabilité territoriales, la neutralité et l’unité nationale du Cambodge », précise encore : « Les autres Parties au présent Accord s’engagent solennellement par cet Accord à reconnaître et à respecter à tous égards la souveraineté, l’indépendance, l’intégrité et l’inviolabilité territoriales, la neutralité et l’unité nationale du Cambodge. »


• Commenter cet article

Modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Ce formulaire accepte les raccourcis SPIP [->url] {{gras}} {italique} <quote> <code> et le code HTML <q> <del> <ins>. Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

• À lire dans la même rubrique

Jack Sullivan à Pékin. Illusions d’un apaisement et ripostes chinoises

À la manœuvre avec l’OLP et le Hamas vers le « Sud Global » contre Washington, Israël et leurs alliés

Comment Xi Jinping voit le rapprochement stratégique entre Vladimir Poutine et Kim Jong Un ?

Le semi-échec du sommet suisse sur l’Ukraine et la vaste ambition de médiateur global de Xi Jinping

« Dialogue de Shangri-La »- Dialogue de sourds- L’agressivité anti-occidentale de Pékin devient planétaire