›› Chronique
Reprenant la note de Jean-Paul Yacine du 9 janvier 2024 qui spéculait, en y mettant quelques nuances, sur le rapprochement intéressé et prosaïque de Pékin avec les rebelles des « Trois fraternités », https://www.questionchine.net/au-myanmar-le-pragmatisme-de-pekin-aux-prises-avec-le-chaos-d-une-guerre-civile , il faut revenir à l’essence de la relation entre la Chine et le Myanmar, son turbulent voisin, creuset des irrédentismes et des trafics aux limites occidentales du Yunnan, sur une frontière instable de plus de 2000 km, peuplée d’ethnies dont les racines culturelles ne sont ni birmanes ni Han.
Alors qu’une série d’analyses accusent à nouveau Pékin de prolonger la vie de la Junte dont beaucoup disaient dès janvier 2024, après l’offensive rebelle des « Trois fraternités », fin octobre 2023, qu’elle était sur le point de s’effondrer, la vérité est plus nuancée.
Le pragmatisme de Pékin reste articulé aux deux constantes que sont 1) La puissance incontournable de ses intérêts au Myanmar et 2) La nécessité de s’adapter au chaos d’une situation intérieure instable, difficile à décrypter où les rapports de forces et les allégeances ne cessent d’évoluer.
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Le 7 août dernier, dans Asia Times, Anthony Davis, consultant sécurité et analyste pour l’Asie Pacifique des affaires militaires, des stratégies anti-terroristes et de contre insurrection, résumait le dilemme chinois au Myanmar. « Pékin semble pris entre les rebelles qu’il ne peut plus contenir et son soutien au régime de Naypyidaw dirigé par des généraux dont les défaites catastrophiques et l’effondrement potentiel ont mis en péril des années d’investissements économiques et politiques. »
Pour illustrer à la fois la complexité du marasme auquel la Chine doit faire face et ses efforts souvent efficaces pour préserver ses intérêts, Anthony Davis cite la proximité de Pékin avec les manœuvres l’État de Wa (1) devenu récemment l’un des bras armés de la contre insurrection à l’Est du pays.
Le poids des armées irrédentistes et leurs connivences avec l’armée nationale.
Peu après que le Général Soe Win, nº 2 de la Tatmadaw et membre éminent de la Junte, ait été officiellement reçu à Qingdao le 6 juillet à un forum du développement durable de l’Organisation de Coopération de Shanghai, s’est produit une évolution tactique ayant mis les insurgés en difficulté.
A Lashio à 130 km de la frontière chinoise, l’armée unie de l’État Wa et l’armée du Nord de l’État Shan toutes deux restées en marge de l’insurrection des Trois Fraternités d’octobre dernier, se sont mises en travers des insurgés des milices armées du TNLA (Ta’ang National Liberation Army, bras armé du PSLF - Palaung State Liberation Front - ) et du MNDAA ((Myanmar National Democratic Alliance Army).
Le 11 juillet, alors même que les combats faisaient toujours rage à Lashio, un fort contingent de l’armée des Wa a brusquement traversé la rivière Salween pour occupé un des points d’appui militaires de la Junte à Tangyan à 100 km au sud-est de Lashio, sur la rive occidentale.
L’occupation effectuée sans ouverture du feu indiquait clairement qu’elle avait fait l’objet d’un accord initial des Wa avec la Junte, très probablement à l’instigation de Pékin, pour éviter que la garnison de la Tatmadaw ne tombe aux mains des insurgés.
La dernière volte-face pragmatique de Pékin jugeant qu’une victoire des insurgés serait dangereuse pour ses intérêts a eu lieu le 30 août quand l’appareil communiste de la frontière a, par écrit, fermement exigé que les insurgés des groupes ethniques cessent le combat sous peine de s’exposer à une intervention de l’Armée Chinoise.
Aux prises avec le risque de dislocation du pays.
Comme toujours, la pression chinoise se référait logiquement à la sécurité de la frontière. « Les combats doivent cesser immédiatement afin de maintenir la stabilité et la paix à la frontière sino-birmane et protéger la vie des citoyens chinois. » Mais, alors que le 3 janvier 2024, la même injonction était adressée à l’armée birmane qui bombardait le territoire chinois, cette fois la mise en garde visait le chaos créé par les insurgés.
Les menaces du 30 août viennent après plusieurs échecs de cessez-le-feu négociés cette année par Pékin entre la Junte et les insurgés qui, intensifiant au contraire leurs actions, se sont rendu maîtres de nombreux avant-postes militaires et de plusieurs grandes villes.
Ce n’est pas tout. A l’Ouest, l’armée d’Arakan s’est emparée de la majeure partie du centre et du nord de l’État de Rakhine, à la frontière du Myanmar avec le Bangladesh, et semble sur le point d’en expulser l’armée nationale.
Pour tenter une riposte, la junte a enrôlé des musulmans rohingyas, tandis que les ONG des droits et International Crisis Group rapportent que l’armée séparatiste ethno-nationaliste d’Arakan commet de graves abus contre les civils musulmans Rohingyas.
Face au désastre d’un pays en train d’éclater, la Chine tente de protéger ses intérêts en jouant un très improbable apaisement entre les parties. Après avoir tenté tant bien que mal la carte de l’ouverture politique d’Aung San Suu Kyi en 2015, elle a été accusée de soutenir le brutal coup d’état militaire du 1er février 2021.
Après quoi, son approbation tacite à l’opération 1027 d’octobre 2023 avait fait taire bon nombre de spéculations ; Mais, dix mois plus tard, Pékin inquiet que le chaos des insurrections menace directement ses projets dans le pays, est à nouveau accusé de soutenir la Junte, après avoir, cette fois, par écrit fermement appelé au cessez-le-feu.
Note.
1.- A l’abri d’un cessez-le-feu qui dure depuis 35 ans avec la « Tatmadaw », l’armée nationale birmane, les tribus Wa devenues puissantes, riches et influentes, sont aujourd’hui installées sur un territoire coupé en deux, de facto indépendant à la tête d’une milice forte de 30 000 hommes et femmes dotée d’armes chinoises, alimentée par un des plus vastes trafics de drogue au monde.
Autrefois méprisées, elles ont émergé de leurs réduits montagneux à l’est de la rivière Salween et au sud le long de la frontière thaï, pour remodeler l’équilibre politico-militaire de l’État de Shan, vaste territoire multiethnique et irrédentiste, couvrant 25 % du territoire du Myanmar, aux frontières du Yunnan, du Laos et de la Thaïlande