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›› Editorial

Comment Xi Jinping voit le rapprochement stratégique entre Vladimir Poutine et Kim Jong Un ?

Le 19 juin, à Pyongyang, Kim Jong Un a réservé un accueil grandiose à Vladimir Poutine. Pékin qui, depuis la guerre de 1950-1953, dont la paix n’est toujours pas signée, considère la Corée du Nord, à la fois comme sa chasse gardée et un argument de pression sur Washington et l’Occident, observe le rapprochement avec placidité. Tout en se méfiant du désir d’émancipation hors de la sphère chinoise du troisième héritier de la dynastie Kim, il reste confiant dans la force des liens historiques et stratégiques qui fondent la proximité entre Pyongyang et Pékin.


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Le 18 juin dernier Vladimir Poutine arrivait à Pyongyang accueilli par le petit fils de Kim Il Song dont on n’oubliera pas que l’histoire, y compris celle de l’agression contre la Corée du sud lancée par Pyongyang le 25 juin 1950, a tout entière baigné dans la bienveillance attentive de Staline, alors maître de l’URSS [1].

Pour bien mesurer l’inflexible cynisme de ce Géorgien devenu « l’homme d’acier », on se souviendra que l’URSS restée prudemment en marge des opérations militaires de la guerre du Pacifique, était allée jusqu’à déclarer la guerre au Japon, le 8 août 1945, deux jours après la première explosion nucléaire ayant rasé Hiroshima et la veille de celle de Nagasaki.

Quand Kim Il Sung, héroïque résistant anti-japonais en Mandchourie enrôlé dans l’armée rouge stalinienne avec le grade de capitaine et grand-père de Kim Jong Un à qui Vladimir Poutine vient de rendre visite, arriva à Pyongyang libérée des Japonais grâce à la victoire américaine dans la guerre du Pacifique, c’est aux Soviétiques qu’il eut à faire qui l’intronisèrent chef suprême de la Corée du Nord.

Jasper Becker historien de la guerre de Corée raconte qu’à cette époque, celui qui deviendra « Le grand leader, président éternel », parlait très mal le Coréen.

Il fut néanmoins le fondateur de la dynastie politique des Kim aux allures de théocratie laïque révolutionnaire et implacable, dont le premier résultat, objectivement vérifiable par l’aide d’urgence massive accordée au pays par les NU, aura été de provoquer au milieu des années quatre-vingt-dix une épouvantable famine dont le bilan humain est estimé à trois millions de morts (lire l’enquête de Juliette Morillot et de Dorian Malovic « Évadés de Corée du Nord  » (Belfond, 2004), réalisée auprès d’une partie des 300 000 transfuges ayant réussi à fuir le Royaume Ermite.).

Aujourd’hui, alors que le régime affiche de manière récurrente ses capacités balistiques en même temps qu’il avance son projet de devenir une puissance nucléaire, l’insécurité alimentaire du pays reste latente (lire : Corée du Nord : un Expert de l’ONU préoccupé par « les pénuries alimentaires et une malnutrition généralisées »).

Au cours de son séjour à Pyongyang, Vladimir Poutine a signé avec Kim Jong Un un accord à très large spectre. Couvrant à la fois le politique, le commerce et la sécurité, il stipule, dans l’un de ses articles, à l’instar de l’OTAN, une assistance militaire réciproque au cas où l’un des deux serait attaqué par une puissance hostile.

Les deux ont publiquement salué l’événement comme la pierre angulaire décisive d’une nouvelle ère internationale. C’est peu dire qu’à Washington et chez les alliés des États-Unis, ce nouvel accord historique a touché une corde sensible.

Conclu entre une puissance nucléaire membre du Conseil de sécurité en rupture avec l’Occident contre qui elle affirme mener une guerre essentielle en Ukraine, et un pays déjà au ban des nations, parvenu au-delà du « seuil » ayant procédé à six tests nucléaires (2006, 2009, 2013, 2016 – 2 tests – et 2017), le dernier étant probablement une arme à fusion, l’accord signe le délabrement de la solidarité mondiale déchirée par les rivalités de puissance.

Alors que le porte-avions nucléaire USS Theodore Roosevelt était en escale à Pusan depuis le 29 juin, soit onze jours après la visite de Vladimir Poutine à Pyongyang, les premiers à réagir furent logiquement les alliés de Washington, à vue directe de Pyongyang. Tous deux considèrent le rapprochement stratégique entre Moscou agresseur de l’Ukraine et Pyongyang, État paria que Georges W. Bush avait après le 11 septembre 2011, rangé dans « l’axe du mal », comme une menace directe.

Le Japon régulièrement alerté par les tirs balistiques nord-coréens dont certains ont parfois survolé l’archipel (lire : North Korea fires a ballistic missile over Japan) a exprimé de « graves inquiétudes » en apprenant que Moscou envisageait une coopération technologique militaire directe avec Kim Jong Un.

En Corée du Sud, la réaction a été encore plus vive. Quatre jours après le passage de V. Poutine à Pyongyang, la Maison Bleue convoquait l’ambassadeur russe et réunissait en urgence la Commission de sécurité nationale. Au passage elle déclarait que, désormais, elle n’excluait plus d’envoyer directement des armes à l’Ukraine.

Chine – Russie, surenchère rivale à Pyongyang.

Au milieu de ce concert de critiques, contrastant avec l’autosatisfaction stratégique du couple Kim - Poutine, la Direction chinoise est restée étonnamment muette. Interrogé sur le sujet lors d’un point de presse régulier, le Waijiaobu éludait la question en expliquant qu’il s’agissait d’une affaire bilatérale entre Moscou et Pyongyang.

La réponse manquait l’essentiel. Pour Pékin depuis l’intervention massive des volontaires chinois sur le Yalu à l’automne 1950 pendant la guerre de Corée, le nord de la péninsule sauvé in extremis par la décision de Mao de s’impliquer dans le conflit, est une chasse gardée chinoise. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, selon des sources chinoises, Xi Jinping aurait téléphoné à V. Poutine pour le dissuader de se rendre à Pyongyang.

La réalité est que l’initiative de Moscou bouscule le paradigme stratégique de Pékin dans la région où, en dépit des frictions passées [2], sa position centrale de parrain de Pyongyang contre Washington, définitivement réaffirmée par la visite de Xi Jinping à Pyongyang les 20 et 21 juin 2019, (lire : Par sa visite d’État, Xi Jinping revient dans le jeu à Pyongyang), est partie intégrante de son schéma de sécurité.

Or depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine le contrôle de Pékin sur Pyongyang s’est, au moins en apparence, affaibli. A partir de septembre 2022, sans tenir compte de l’avis des Chinois, et selon des sources sud-coréennes, une dizaine de milliers de conteneurs chargés d’obus d’artillerie de 152 et 122 mm, d’armes anti-aériennes et anti-char portables, de lance-roquettes, de mortiers et de fusils d’assaut, ont été envoyés à Moscou.

En janvier 2024, la Maison Blanche, citant des experts du contrôle des armements, révélait même que des fragments de missiles nord-coréens Hwasong-11 A, tirés depuis le territoire russe avaient été identifiés autour de la ville de Kharkiv, ancienne capitale de l’Ukraine, aujourd’hui partiellement détruite par l’artillerie russe, et dans les régions de Poltava, 300 km au sud-est de Kiev, Donetsk, capitale autoproclamée du Donbass sécessionniste depuis 2014, et Kirovohrad, au centre géographique de l’Ukraine à 240 km au sud-est de Kiev.

C’est dans ce contexte d’un jeu à trois où il est probable que Pékin cherchait à dissiper l’image de son influence perdue et à réaffirmer sa prévalence stratégique que, du 11 au 13 avril dernier, Zhao Leji, n°3 du régime, indéfectible fidèle de Xi Jinping et président du comité permanent de l’ANP s’était rendu à Pyongyang.

Il est probable qu’une de ses premières missions était aussi de démontrer aux États-Unis et à l’Occident que Xi Jinping n’avait pas l’intention de relâcher son influence sur Pyongyang, qu’il avait spectaculairement mise en scène en juin 2019 (lire, notre article déjà cité : Par sa visite d’État, Xi Jinping revient dans le jeu à Pyongyang.).

Depuis cette date, après les longues séquences infructueuses qui visaient à tuer dans l’œuf le nucléaire militaire nord-coréen (programme KEDO - Construction d’un réacteur à eau légère 1995-2005 et « Dialogue à Six – 2003-2007 - »), et obéissant à sa logique stratégique des « caractéristiques chinoises » en rupture avec l’Occident, Xi Jinping, sorti de l’ambiguïté, assume ouvertement sa proximité stratégique avec Pyongyang qu’en réalité Pékin n’avait jamais abandonné depuis 1953.

Le danger de la manœuvre russe et la prévalence historique de Pékin.

Pour autant, gardant plusieurs fers au feu, auto-investi du rôle global de faiseur de paix, défiant sur ce terrain les États-Unis présentés comme une Nation belliqueuse à l’origine de l’instabilité du monde, Pékin attentif à son image, mesure les risques pour la stabilité régionale et pour son influence de la nouvelle connivence entre Moscou et Pyongyang en pleine guerre en Ukraine.

Andrei Lankov, historien russe, spécialiste de la Corée, doute que la manœuvre de V. Poutine changera la donne stratégique. Estimant très peu probable que Vladimir Poutine se laisse aller à transférer des technologies missiles sensibles à Kim Jong Un, principales craintes de Tokyo et Séoul, il rappelle le poids incontournable de la Chine dans ce jeu à trois : « Moscou se rendra assez vite compte qu’irriter la Chine, seul allié qui lui achète massivement son gaz et son pétrole dans un monde qui cherche à l’isoler, est un jeu dangereux. ».

Il ajoute qu’en dépit de ses bravades, Kim Jong Un a encore plus besoin de la Chine. S’il est exact que près de 50% de ses achats de pétrole proviennent de Russie, il n’en est pas moins vrai que 80% de toutes ses relations commerciales se développement avec la Chine.

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En haussant l’analyse d’un étage, on perçoit que la séquence où l’on voit la Chine et la Russie, opportunément associées dans un projet anti-occidental, entrer dans une surenchère rivale pour courtiser un État dont la stratégie internationale s’articule au chantage nucléaire, recèle une liste de puissants non-dits, que les commentaires évoquent rarement.

1. Alors que la séparation de la péninsule proposée par Truman durant les derniers jours de la guerre du Pacifique, ne devait être que temporaire, elle devint l’expression symbolique de la rivalité idéologique entre l’URSS et les États-Unis. La partition est la réplique asiatique de la division de l’Europe, passée sous l’influence de Staline après la conférence de Yalta de février 1945, dernière tentative d’organiser le monde sur une base de coopération et d’entente.

2. Le conflit coréen, déclenché cinq ans plus tard par Kim Il Song avec la probable caution de Staline est suspendu à l’armistice du 27 juillet 1953, le long d’une ligne de démarcation au tracé artificiel, premier acte de la guerre froide dans la zone Pacifique, après la défaite de l’occupant japonais.

3. Alors que les combats de la guerre de Corée furent les seuls de l’histoire ayant mis directement en présence les armées américaine et chinoise, soixante-dix ans après l’armistice, le parti communiste chinois estime toujours que la Corée du Nord n’a été sauvée du désastre que grâce à l’engagement par vagues successives de trois millions de volontaires chinois dont 154 000 ont été tués et plus de 800 000 blessés.

4. L’ampleur des pertes incita le Maréchal Nie Rongzhen (1899-1992) artisan de l’arme nucléaire chinoise à concéder que l’APL était « entrée en guerre à la hâte, mal préparée avec peu d’expérience du combat réel hors de Chine », tandis que les sacrifices consentis restent dans l’esprit des membres de l’appareil un argument conférant à Pékin le rôle historique de « tuteur » du régime de Pyongyang.

5. Dans ce contexte où, dans sa rivalité avec les États-Unis, la fraternité d’armes avec Pyongyang confère à Pékin un puissant argument de surenchère face à Washington, le non-dit stratégique de l’appareil communiste qui considère avec méfiance tout rapprochement nord-sud, s’oppose sans esprit de recul à la réunification aux termes de Séoul et de ses alliés occidentaux qui détruirait son principal levier d’influence.

Tel est l’arrière-plan justifiant que la Chine de Xi Jinping continue à couvrir politiquement les efforts nucléaires militaires de Kim Jong Un en bloquant aux Nations Unies, à plusieurs reprises les sanctions proposées par Washington.

Note(s) :

[1L’influence réelle de Staline dans le déclenchement de la guerre de Corée reste un sujet de controverses. Au-delà même de son rôle dans le déclenchement de la guerre, deux interrogations sans réponses perdurent : Staline a-t-il délibérément cherché à entraîner les États-Unis dans un conflit militaire sur la péninsule coréenne ? S’attendait-il à une intervention des communistes chinois, en octobre 1950, quatre mois après le début du conflit ?

Publiées pour la première fois en russe dans Novaya I Noveishaya Istoriia en 2005, deux analyses d’experts, celle du professeur Donggil Kim de l’Université de Pékin et celle du professeur William Stueck de l’Université de Géorgie, apportèrent quelques éléments de réponse. Les deux commentent une lettre de Staline au président Tchèque Klement Gottwald datée du 27 aout 1950, deux jours après l’attaque de Kim Il Song.

Le Chinois Kim Dong Il soutient que Staline aurait donné à Kim Il Sung la permission d’attaquer la Corée du Sud, non parce qu’il pensait que les États-Unis ne s’impliqueraient pas, mais précisément parce qu’il voulait que les États-Unis se retrouvent empêtrés dans un conflit limité en Asie.

D’autres chercheurs avancent que Staline n’aurait finalement donné son feu vert parce que son entourage l’avait assuré que la Corée du sud serait militairement subjuguée avant que les États-Unis aient le temps d’intervenir.

L’Américain William Stueck, auteur de « The Korean War : An International History » (Princeton, 1997) et « Rethinking the Korean War : A New Diplomatic and Strategic History » (Princeton, 2004), soutient en revanche que Staline qui espérait une contre-offensive chinoise, aurait été surpris par l’intervention de l’ONU et par le renforcement militaire américain en Europe, alors que, selon sa lettre à Gotwald, il espérait que leur implication en Corée les conduirait à alléger leur dispositif européen.

[2Parmi les fortes tensions récentes entre Pékin et Pyongyang, on citera l’exécution en 2013 Chang Song-thaek, oncle de Kim Jong Un et tête de gondole des intérêts chinois à Pyongyang (lire : Purge féroce à Pyongyang. Pékin exaspéré) et l’assassinat en 2017 à l’aéroport de Kuala Lumpur, sur ordre de Kim Jong Un, de son demi-frère Kim Jong-nam, au style de vie dissolue, proche de la Chine où il vivait la plupart du temps, qui furent suivies en représailles de l’arrêt des achats de charbon par Pékin et, en riposte de Pyongyang, d’une cascade de tirs balistiques nord-coréens.


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