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« Contre François Jullien »

Par J-F Billeter.

Réflexions sur le mythe de l’altérité de la Chine

Les Chinois sont ils différents de nous ? Je veux dire au fond, dans leur être essentiel ou biologique et non pas dans leur comportement, forcément particulier, puisqu’il est le produit d’une culture originale, amassée au fil de la très longue histoire de ce pays hors normes. Cette discussion n’est pas nouvelle. Elle refait surface aujourd’hui, alors qu’a Pékin le pouvoir politique récupère habilement le mythe de l’altérité de la Chine, différente de l’Occident dans son essence et porteuse d’un système de pensée et de valeurs particulières qui nous seraient étrangères.

Ce sont les Jésuites qui les premiers ont d’abord accrédité l’idée d’une différence de fond, suivis par les philosophes du Siècle des Lumières, qui projetèrent sur la Chine leur désir d’un ailleurs, plus ou moins idéal, capable de générer un système de gouvernement original, sage et mesuré, débarrassé des interférences passionnées et sectaires des religions.

Beaucoup d’autres se sont engagés sur leurs traces, de Segalen à Simon Leys en passant par Marcel Granet ou Jospeh Needham. Tous ont plus ou moins évoqué l’originalité particulière de la pensée chinoise parfois avec beaucoup de talent ou même de lyrisme. Segalen écrit notamment : « la civilisation chinoise présente l’irrésistible fascination de ce qui est totalement autre, et seul ce qui est totalement autre, peut inspirer l’amour le plus profond en même temps qu’un puissant désir de le connaître ».

Même Simon Leys, qui ne peut être soupçonné d’aveuglement à l’égard de la Chine, considère que l’Empire du Milieu constitue « l’autre pôle de l’expérience humaine ». Enfin plus récemment l’œuvre de François Jullien qui spécule indéfiniment sur le mythe de l’altérité, a largement contribué à diffuser l’idée d’un monde chinois à part, difficilement accessible à ceux qui ne disposent pas de clés particulières.

Un autre sinologue français connu, Jean-François Billeter, vient de prendre le contrepied de cette vision culturaliste dans un opuscule au titre agressif : « Contre François Jullien » (Editions Alia, Paris 2006).

Si le titre est polémique, le texte lui-même s’applique à la mesure, développant une argumentation rigoureuse qui tente de démontrer que la différence chinoise est une sorte d’idéologie fabriquée par le système impérial pour perpétuer son pouvoir et entretenue par la cohorte des intellectuels qui, des Jésuites à François Jullien, continuent à en assurer sa promotion pour des raisons diverses [1].

Mais quelle est cette idéologie dont parle J.-F. Billeter ?

Selon lui la dynastie Han, née des cendres du Premier Empire a, de proche en proche, modelé une mystique qui dure encore, accréditant l’idée que « l’ordre impérial était conforme à celui de l’Univers, depuis l’origine et pour tous les temps ». C’est cette vision qu’on assimile communément à la spécificité de la civilisation et de la pensée chinoises.

Elle donne au pouvoir, opportunément appuyé par la pensée confucéenne recrutée pour l’occasion, une légitimité éternelle et d’autant plus indiscutable qu’elle est décrite comme conforme à l’ordre naturel des choses. La légitimité innée du pouvoir, empreint de sagesse et de philosophique bonté est également le message subliminal contenu dans le mouvement de retour aux études classiques, dont l’actuel régime assure la promotion, renforçant par là même les forces conservatrices.

Ce système favorise évidemment l’ordre des choses tel qu’il est, ravalant l’individu à un rôle mineur, attribuant à chacun une responsabilité dans l’harmonie de l’ensemble et stigmatisant les spontanéités et les fauteurs de trouble. Jean-François Billeter explique que c’est dans ce fond de pensée philosophique et politique que François Jullien puise sans relâche pour développer son thème de la différence de la pensée chinoise, dont l’une des principales qualités serait une sorte de sagesse intuitive, opposée à la pensée occidentale qui, elle, parvient à la connaissance, non par l’intuition mais par le rationalisme.

A côté de cette vision d’un pouvoir, par définition conforme à l’ordre des choses et naturellement sage, la deuxième clé de ce « montage idéologique » est l’idée de « l’immanence », qui confère à l’ordre impérial sa nature indiscutable.

Tout en concédant que François Jullien a tiré de cette idée des réflexions d’une grande profondeur, décrivant « l’ordre immanent » comme une cosmologie qui se suffit à elle-même, ignorant à la fois la transcendance et les remises en question, il lui reproche de ne pas avoir souligné qu’il s’agissait là non pas de l’essence de la pensée chinoise mais d’une vision « congénitalement liée à l’ordre impérial, dans lequel la question des fins ne peut être discutée, ni même posée et dans lequel l’intelligence est, par conséquent, condamnée à ne s’appliquer qu’aux manœuvres et à l’art de ne s’adapter qu’à ce qui est, créant ainsi un monde clos... »

Jean-François Billeter poursuit : « si la question des fins ne peut être posée dans un tel monde, c’est qu’il obéit tout entier à une finalité qui ne doit pas être remise en question : le pouvoir ».

Ces réflexions sont suivies d’une description du système impérial chinois, effectivement conçu pour assurer la pérénnité de cette fabrication et du mythe ancestral de l’Un, conforme à l’ordre des choses : cohérence suprême entre l’Empire dont le territoire est unifié ; le pouvoir qui tire sa légitimé de sa sagesse immanente ; et le peuple, conscient de la vanité des individualismes, et rassemblé par le souci de l’harmonie.

J.-F. Billeter note également que F. Jullien utilise ses thèses de l’altérité pour expliquer les particularités des pratiques commerciales chinoises « reposant entièrement sur l’acceptation d’un système donné et sur la finalité qui est inscrite en lui : la lutte pour le pouvoir d’un côté, la recherche du profit de l’autre. Elles (les pratiques commerciales) ne posent jamais ni la véritable question des fins, ni par conséquent les vraies questions morales. Elles ne connaissent de moralité que soumises au système ».

Note(s) :

[1Les Jésuites, par exemple, diffusaient ces idées pour justifier les accommodements qu’ils jugeaient nécessaires de concéder aux coutumes particulières de la Chine, notamment sur le culte des ancêtres. Les philosophes du Siècle des Lumières utilisaient l’altérité chinoise pour accréditer l’idée qu’un gouvernement des hommes par le biais d’une profonde sagesse philosophique était un idéal possible. Les sinologues modernes le font pour nimber leur corporation de mystère, source de respect et de pouvoir


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Par Pierre-Yves Dambrine Le 28/06/2006 à 06h01

Du bon usage de François Jullien ou Jullien contre Jullien

Je suis assez d’accord avec l’objection à François Jullien selon laquelle" celui-ci à tendance — je souligne — à hypostasier la pensée chinoise à partir du seul aspect d’un ordre cosmo-politique où s’emboitent ordres de la nature, politique, social et moral selon un principe hiérarchique qui s’impose de lui-même par voie d’immanence : le pouvoir ne souffre aucune contestation et sa seule limite est le désordre qui atteste historiquement de sa perte de légitimité, toute nouvelle légitimé se fondant sur une capacité à saisir les linéaments d’une nouvelle régulation, régénératrice de l’ordre.
Nonobstant, c’est faire un mauvais procès à F. Jullien que de dire qu’il justifie conceptuellement dans son oeuvre un tel ordre. Nombre de ses ouvrages, au contraire, n’ont ce cesse — souvent, il est vrai en fin de parcours dans l’expression de sa pensée —, de souligner précisément ce que cette « pensée » chinoise de l’immanence, par son parti pris — son « pli » historiquement daté dit même F. Jullien s’appropriant ainsi un concept deuleuzien — manque de la dimension dialogique présente dans tout un courant — le principal d’après Jullien — de la tradition philosophique occidentale.
Certes F. Jullien focalise ses analyses sur le thème de l’immanence et de tous ses effets, mais il n’exclut en rien la possibilité pour la Chine d’intégrer le politique (et la vie politique qu’il suppose) lequel implique la confrontation des idées, des opinions à l’horizon d’un principe transcendant, qu’il soit religieux ou idéel, révèlé ou imaginé par l’homme. De même que l’histoire de la pensée « occidentale » ne suit pas une progression linéaire et monolithique, car les pensées de l’absolutisme ou du moins d’un ordre autorégulé n’y furent pas absentes — que l’on songe par exemple aux conceptions, ou tout au moins aux interprétations récurrentes que l’on a pu en faire, des pensées de Platon, Hobbes et Adam Smith —, la pensée chinoise pourrait très bien à nouveau bifurquer, puisque chez lui il ne s’agit pas d’une pensée considérée comme une essence philosophique, ni même culturelle dont elle ne pourrait se départir, mais d’un courant, certes dominant, mais qui n’exclut pas les petits ruisseaux...lesquels, comme chacun sait...font à l’occasion les grandes rivières. Bref, et c’est tout le sens de son comparatisme, la « Chine » n’est pas une extériorité absolue par rapport à « l’occident », et inversement. Il faut donc comprendre son comparatisme, il me semble, comme la mise en rapport des tendances dominantes respectives des développements historiques de la pensée, en Chine et en « occident ».

Finalement F. Jullien aurait peut-être été plus pertinent et moins équivoque en prenant bien soin de faire la part des choses entre l’idéologique dans toute pensée répertoriée et associée à une aire culturelle et la lettre — le sens propre et singulier, s’il est avèré — dans telle ou telle oeuvre particulière.
S’il est bien un reproche important et légitime que fait Jean-François Billeter à F.Jullien c’est bien que Jullien omet de dater, de situer historiquement dans leur surgissement, les pensées qu’il considère, même si cela n’invalide pas, ajouterais-je, les analyses de ce dernier au niveau — insuffisant — de pertinence qu’il s’est choisi.
D’où toutes les interprétations hâtives qui peuvent être faites à partir des ouvrages de F. Jullien, lequel s’emploie d’ailleurs lui-même à donner des verges pour se faire battre, notamment lorsqu’il se fait vulgarisateur des résultats de ses analyses auprès de tel ou tel cénacle de managers ou auprès d’auditoires d’individus en mal de marché chinois, quand il ne se fait pas conseiller direct pour certaines entreprises... C’est que certaines des idées dont procèdent une certaine « immanence chinoise » et que ne cesse de mettre en exergue F. Jullien, se prêtent particulièrement bien à une certaine pensée de la globalisation, pour tout dire néo-libérale, prégnante dans l’économie-monde actuelle.
Saisir la « propension des choses », les « marchés porteurs » sont deux logiques, l’une philosophique et chinoise, l’autre économique et occidentale, mais procèdent toutes deux d’une même dynamique d’un ordre autorégulé dans lequel la politique, le politique, n’ont guère de place. Il s’agit toujours de s’adapter, en saisissant au mieux et au plus vite les configuration générales et particulières d’un ordre donné, en temps et lieu, en vertu d’une logique de différences de potentiels, celles que mettent notamment à profit les idéologues de la division nationale et internationale du travail, basée par principe sur l’inégalité des conditions des hommes et des territoires.
Là où F. Jullien pouvait mettre sa « science » au service d’une certaine subversion de l’ordre inique qui règne aujourd’hui dans notre monde — avec toutes les conséquences humaines et écologiques que l’on sait — en actionnant d’autres leviers en faisant une autre application de la notion chinoise d’efficience qu’il a si bien explicité, il sert sa science aux puissants tout acquis à l’idéologie économiste ainsi qu’à leurs sbires inconscients ou enclins à la servitude volontaire,. Mais n’en faisons pas une affaire morale, remarquons simplement les différents usages possibles des travaux de F. Jullien et gageons que ce dernier aura certainement encore des choses intéressantes à nous dire sur ce sujet passionnant.

Concernant les dernières remarques de François Danjou, j’ai deux objections.
La première, en affirmant que la pensée occidentale n’envisage pas l’univers comme incréé, sans début ni fin, il tombe dans le travers que J.-F. Billeter dénonçait chez Jullien. Héraclite, Giodano Bruno, Spinoza, Nietzsche pour ne citer que certains, avaient eux aussi conçu l’ univers comme incréé ; leurs idées ne furent sans doute jamais dominantes, mais elles sont bien apparues dans notre aire culturelle.
Ainsi est-il abusif de prétendre que les « intuitions » sont le propre de telle ou telle civilisation, de telle ou telle culture au sens générique du terme.
Comme le dit si bien J.-F. Billeter le fonds de l’expérience humaine est universelle, sans quoi il n’y aurait pas de penser à confronter, à partager, à féconder l’une par l’autre. Ceci dit, François Danjou a raison de souligner l’importance d’une certaine « intuition chinoise » car si une intuition offrant des similitudes existe historiquement dans notre univers culturel, elle n’a pas été comme en Chine explorée de façon aussi fine, et aussi selon une telle pluralité de modes, philosophique, politique, artistique.. ce qui fait toute la « différence » !

La deuxième ojection, de moindre importance, ressortit au contenu du dernier livre de J.-F. Billeter.
Ce dernier, en réalité ne méconnaît pas le taoisme, cette autre facette de l’univers de la « pensée chinoise », l’intuition d’un univers incréé et en transformation permanente s’accordant du reste tout aussi bien avec le taoïsme qu’avec la pensée chinoise du pouvoir absolu. Au contraire, même si J.-F. Billeter n’en fait pas grand argument dans « Contre François Jullien », ailleurs, il insiste tout particulièrement sur l’idée que la pensée d’un Tchouang T’seu s’oppose absolument à la pensée de l’absolu et de la soumission, à telle enseigne qu’il considère que ce penseur de l’antiquité chinoise fait rupture dans l’histoire de la pensée chinoise tant il est unique en son genre, y compris parmi ses contemporains. Ainsi, avant que le pouvoir impérial Han n’instaure l’idéologie officielle du confucianisme, et d’un taoisme-légisme inféodé à cette même idéologie, le penseur Tchouang Tseu avait développé une conception toute personnelle de la vie, indépendante des pouvoirs, en un mot autonome et à même de refuser leur autorité, et c’était précisément tout l’objet du précédent ouvrage de Billeter intitulé : « Etudes sur le Tchouang T’seu. ».

Pierre-Yves Dambrine

Par emmanuel le ricque Le 1er/07/2006 à 00h48

> « Contre François Jullien »

Pour avoir fait un exposé sur l’efficacité et le changement dans la pensée chinoise, reprenant les travaux à la fois de François Jullien et de Jean-François Billeter, je crois que les deux thèses sont conciliables et complémentaires, l’une servant de contredit à l’autre, la vision des systèmes opposés de F. Jullien étant relativisée par celle plus intérieure et unificatrice de J.F. BIlleter. Savoir justement que nous sommes dans un mouvement, celui de la pensée où l’échange d’arguments ne conduit pas forcément à une prise de position tranchée, ce qui nous dérange, mais plus à une prise de conscience de nous-mêmes. Il n’y a pas de pensée chinoise ni de pensée occidentale, seulement, comme vous et moi, des penseurs qui s’interrogent et plus on est loin porté, plus notre plaisir grandit. N’est-ce pas là, en fin de compte, le mérite principal de nos deux auteurs ?
e. le ricque

Par n’kuma Le 14/07/2006 à 22h34

> « Contre François Jullien »

La recension de François Danjou est intéressante mais me semble ménager la chèvre et le chou. Il est vrai que le livre de M. Billeter suggère l’existence d’un marigot de sinologues où il vaut mieux numéroter ses abattis ! J.F. Billeter affirme que l’altérité de la Chine est un « mythe » mais « au fond » il ne conteste pas qu’elle est « différente ».
Pour ce qui est des coïncidences entre certaines conceptions grecques/européennes et chinoises, on sait que l’Inde est notre mère à tous. Mais à ceux qui avancent qu’il est abusif de prétendre que certaines intuitions sont propres à certaines civilisation, je renvoie, par exemple, au majestueux Vocabulaire européen des philosophies, sous-titré « Dictionnaire des intraduisibles » (SEUIL). Eh oui ! Pas besoin de se confronter à la Chine pour comprendre que quand on a touché le fond de « l’expérience humaine commune » on n’a plus grand chose à se dire.
Livre bilieux, malhabile et malveillant, le Contre François Jullien est un tissu d’incohérences. Il convient, nous dit-on, de se soucier de la perspective historique. Mais qu’est-ce que cela signifie de dire d’un chinois du XVIe siècle qu’il a su se définir en tant que « personne » comme l’écrit l’auteur de Li Tcheu ? Le terme paraîtrait incongru à propos d’un Européen de la même époque !
La dissidence intellectuelle chinoise à travers les âges mérite sans doute mieux que cet opuscule.

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