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« Contre François Jullien »

Par J-F Billeter.

Quelle évolution pour la Chine ?

Le livre souligne enfin la contradiction majeure à laquelle se heurte F. Jullien, qui s’interroge dans « La conférence sur l’efficacité », sur la capacité d’évolution de la Chine.

En définissant la pensée chinoise fonctionnant dans un monde clos, différente, voire opposée à la pensée européenne, il s’interdit lui-même d’envisager que la Chine et les Chinois pourraient eux-mêmes remettre en question le carcan philosophique qui les enferme dans un système sans issue.

Mais J.-F. Billeter note que pour sortir de cette impasse qui condamne la Chine à l’immobilisme politique, il suffirait de reconnaître que le contraste que révèle François Jullien n’est pas celui qui oppose la pensée européenne ou occidentale à la pensée chinoise, « mais celui qui existe entre le despotisme impérial et la culture qu’il a secrété, et d’autre part le principe démocratique et le refus de la tyrannie qui courent à travers l’histoire de l’Europe ».

La critique des thèmes chers à François Jullien est complétée par deux très percutantes analyses : l’une sur la publication dans la Bibliothèque de la Pléiade d’une œuvre obscure et compliquée datant de l’époque des Han, - Le Huainan Zi - (Le Prince de Huainan), présentée par quelques uns des plus éminents sinologues modernes ; l’autre sur les mémoires savoureuses et nostalgiques de Li Zhi, lettré de la dynastie Ming qui, incapable de s’adapter au système oppressant du mandarinat, finit par se faire moine.

Analysant « Regard ému sur ma vie » du lettré Li Zhi, J.-F. Billeter nous offre un contrepoint saisissant de vérité,de spontanéité et même d’actualité [2], face à la lourde prose apprêtée et opaque de la cour des Han, précisément occupée à construire le mythe du pouvoir impérial à la fois mystérieux, infaillible, sage et incontestable, qui constitue l’un des fondements de l’idée d’une Chine différente dans son essence.

Plus encore, par un ensemble de remarques pertinentes sur la traduction du Huainan Zi ou sur le flou que nos sinologues traducteurs entretiennent à propos du contexte historique du texte des Han et sa nature véritable, J-F.Billeter accuse ces derniers d’entretenir le mythe d’une Chine opaque et même de s’y complaire, ayant peut-être tous, comme Segalen, « la conviction que la Chine était impénétrable et qu’il était souhaitable qu’elle le reste » [3].

Une différence essentielle et irrémédiable ? Ou une expérience humaine ?

Au fond ce que Billeter reproche à F. Jullien et à bon nombre de sinologues modernes, c’est non pas de dire à quel point la Chine est différente, car elle l’est assurément, baignée par 2000 ans de mythe impérial, nimbé de confucianisme, mais de laisser croire qu’il sagit là d’une différence essentielle et irrémédiable, au lieu de tenter de trouver dans l’expérience chinoise le fond commun de l’expérience humaine.

Il est remarquable que le mythe de l’altérité chinoise revienne aujourd’hui en force dans les discours du pouvoir, qui s’efforce de promouvoir le retour des études classiques. Il s’agit bien sûr de protéger la pérénnité d’un système politique qui éprouve quelques difficultés à s’adapter aux temps nouveaux.

A cet effet on se livre à une manipulation philosophico-historique qui assimile la pensée formatée du système impérial à la pensée traditionnelle chinoise. Pour J.-F. Billeter, ceux des sinologues modernes qui puisent sans relâche dans ce fond historique manipulé pour mettre sans cesse en valeur la spécificité inaliénable de la Chine contribuent à favoriser l’immobilisme politique du pays.

La démonstration est convaincante, tant il est vrai qu’une bonne partie des textes classiques chinois traitent du gouvernement et du pouvoir. Reconnaissons cependant que la Chine n’est pas la seule à se laisser enfermer dans une logique où la question des fins est occultée et où les manipulations tactiques, intéressées ou passionnées, prennent le pas sur le fond des choses. Pensons simplement aux enchaînements mortifères qui conduisirent aux hécatombes de la première guerre mondiale en Europe, ou aux proliférations nucléaires résultat de calculs à court terme qui font peser sur l’humanité une formidable menace.

Considérons aussi les dérapages de la modernisation obsessionnelle ou de la croissance à tout prix, uniquement basée sur l’augmentation de la consommation qui construisent un monde de moins en moins adapté à la satisfaction des besoins spirituels et affectifs des hommes.

Enfin, quand on évoque les « pratiques commerciales chinoises reposant sur l’acceptation d’un système donné » il est nécessaire de s’interroger s’il s’agit bien d’une spécificité chinoise, ou si, au contraire, les « pratiques commerciales » ne sont pas toutes universellement enfermées dans une logique qui interdit de poser la question des fins.

Accepter la différence de l’Autre.

Pour conclure sur une interrogation plutôt que sur de péremptoires affirmations, demandons nous enfin si la brillante démonstration de J.-F. Billeter, qui assimile à un habile montage destiné à pérenniser le pouvoir ce que d’autres considèrent comme le fond de la pensée chinoise, a bien fait le tour du problème.

Faut-il en effet ne compter pour rien le fond taoïste de la Chine, bien antérieur à la naissance du Premier Empire et à la dynastie Han, principale maître d’œuvre du montage politique évoqué par Billeter ? Quid en effet de ces intuitions dévoilées par le Livre des Mutations qui considèrent que l’infini des phénomènes est en état de flux perpétuel, une idée également proche des intuitions bouddhistes et que la science occidentale moderne a commencé à effleurer avec les théories de la mécanique quantique.

Que dire aussi de cette vision chinoise de l’Absolu, dont l’Occident cherche en vain à percevoir l’essence, et qui, selon le livre des mutations ne peut être appréhendé qu’en creux, et ne saurait être suggéré que par le vide ?

Quid aussi de cette idée chinoise très ancienne, contraire notre vision traditionnelle, que le monde n’a ni début ni fin, que certains astrophysiciens modernes envisagent de plus en plus sérieusement ? Comment nier que ces visions étrangères à la culture occidentale qui fondent une approche particulière du temps et du rapport des hommes avec l’Univers, ont en effet influencé la pensée des Chinois, peut-être autant que Confucius et les Conseillers des premiers empereurs Han ?

J.-F. Billeter accuse F. Jullien de trop spéculer sur l’altérité de la pensée chinoise. Si on limite cette dernière aux artifices d’un système de pouvoir, on la réduit à une sorte de machiavélisme cynique, dont le but est en effet soit l’intérêt matériel soit la conquête ou le maintien du pouvoir ; les deux dans les meilleurs des cas.

On voit bien à quelles références anciennes et modernes ces jugements renvoient. Mais s’il y avait plus ? Si la pensée chinoise était en effet Autre ? Une différence qui ne serait ni opaque ni incompréhensible. Simplement différente. Une altérité qui nous gène au point que nous tentons toujours, soit de la nier soit de l’entourer de mystère.

Note(s) :

[2Li Zhi écrit : « c’est de soi, non des autres, qu’il faut d’abord exiger l’honnêteté, le zèle et l’intrépidité ; ces vertus, quand nous les possédons cessent vite de paraître aimables si nous exigeons trop des autres » ...Puis parlant de lui : « ...Il était insensé de prétendre faire carrière alors que j’étais incapable de supporter la moindre humiliation... ».

[3Simon Leys dans une analyse de la vie de Segalen et de ses relations avec la Chine.


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Par Pierre-Yves Dambrine Le 28/06/2006 à 06h01

Du bon usage de François Jullien ou Jullien contre Jullien

Je suis assez d’accord avec l’objection à François Jullien selon laquelle" celui-ci à tendance — je souligne — à hypostasier la pensée chinoise à partir du seul aspect d’un ordre cosmo-politique où s’emboitent ordres de la nature, politique, social et moral selon un principe hiérarchique qui s’impose de lui-même par voie d’immanence : le pouvoir ne souffre aucune contestation et sa seule limite est le désordre qui atteste historiquement de sa perte de légitimité, toute nouvelle légitimé se fondant sur une capacité à saisir les linéaments d’une nouvelle régulation, régénératrice de l’ordre.
Nonobstant, c’est faire un mauvais procès à F. Jullien que de dire qu’il justifie conceptuellement dans son oeuvre un tel ordre. Nombre de ses ouvrages, au contraire, n’ont ce cesse — souvent, il est vrai en fin de parcours dans l’expression de sa pensée —, de souligner précisément ce que cette « pensée » chinoise de l’immanence, par son parti pris — son « pli » historiquement daté dit même F. Jullien s’appropriant ainsi un concept deuleuzien — manque de la dimension dialogique présente dans tout un courant — le principal d’après Jullien — de la tradition philosophique occidentale.
Certes F. Jullien focalise ses analyses sur le thème de l’immanence et de tous ses effets, mais il n’exclut en rien la possibilité pour la Chine d’intégrer le politique (et la vie politique qu’il suppose) lequel implique la confrontation des idées, des opinions à l’horizon d’un principe transcendant, qu’il soit religieux ou idéel, révèlé ou imaginé par l’homme. De même que l’histoire de la pensée « occidentale » ne suit pas une progression linéaire et monolithique, car les pensées de l’absolutisme ou du moins d’un ordre autorégulé n’y furent pas absentes — que l’on songe par exemple aux conceptions, ou tout au moins aux interprétations récurrentes que l’on a pu en faire, des pensées de Platon, Hobbes et Adam Smith —, la pensée chinoise pourrait très bien à nouveau bifurquer, puisque chez lui il ne s’agit pas d’une pensée considérée comme une essence philosophique, ni même culturelle dont elle ne pourrait se départir, mais d’un courant, certes dominant, mais qui n’exclut pas les petits ruisseaux...lesquels, comme chacun sait...font à l’occasion les grandes rivières. Bref, et c’est tout le sens de son comparatisme, la « Chine » n’est pas une extériorité absolue par rapport à « l’occident », et inversement. Il faut donc comprendre son comparatisme, il me semble, comme la mise en rapport des tendances dominantes respectives des développements historiques de la pensée, en Chine et en « occident ».

Finalement F. Jullien aurait peut-être été plus pertinent et moins équivoque en prenant bien soin de faire la part des choses entre l’idéologique dans toute pensée répertoriée et associée à une aire culturelle et la lettre — le sens propre et singulier, s’il est avèré — dans telle ou telle oeuvre particulière.
S’il est bien un reproche important et légitime que fait Jean-François Billeter à F.Jullien c’est bien que Jullien omet de dater, de situer historiquement dans leur surgissement, les pensées qu’il considère, même si cela n’invalide pas, ajouterais-je, les analyses de ce dernier au niveau — insuffisant — de pertinence qu’il s’est choisi.
D’où toutes les interprétations hâtives qui peuvent être faites à partir des ouvrages de F. Jullien, lequel s’emploie d’ailleurs lui-même à donner des verges pour se faire battre, notamment lorsqu’il se fait vulgarisateur des résultats de ses analyses auprès de tel ou tel cénacle de managers ou auprès d’auditoires d’individus en mal de marché chinois, quand il ne se fait pas conseiller direct pour certaines entreprises... C’est que certaines des idées dont procèdent une certaine « immanence chinoise » et que ne cesse de mettre en exergue F. Jullien, se prêtent particulièrement bien à une certaine pensée de la globalisation, pour tout dire néo-libérale, prégnante dans l’économie-monde actuelle.
Saisir la « propension des choses », les « marchés porteurs » sont deux logiques, l’une philosophique et chinoise, l’autre économique et occidentale, mais procèdent toutes deux d’une même dynamique d’un ordre autorégulé dans lequel la politique, le politique, n’ont guère de place. Il s’agit toujours de s’adapter, en saisissant au mieux et au plus vite les configuration générales et particulières d’un ordre donné, en temps et lieu, en vertu d’une logique de différences de potentiels, celles que mettent notamment à profit les idéologues de la division nationale et internationale du travail, basée par principe sur l’inégalité des conditions des hommes et des territoires.
Là où F. Jullien pouvait mettre sa « science » au service d’une certaine subversion de l’ordre inique qui règne aujourd’hui dans notre monde — avec toutes les conséquences humaines et écologiques que l’on sait — en actionnant d’autres leviers en faisant une autre application de la notion chinoise d’efficience qu’il a si bien explicité, il sert sa science aux puissants tout acquis à l’idéologie économiste ainsi qu’à leurs sbires inconscients ou enclins à la servitude volontaire,. Mais n’en faisons pas une affaire morale, remarquons simplement les différents usages possibles des travaux de F. Jullien et gageons que ce dernier aura certainement encore des choses intéressantes à nous dire sur ce sujet passionnant.

Concernant les dernières remarques de François Danjou, j’ai deux objections.
La première, en affirmant que la pensée occidentale n’envisage pas l’univers comme incréé, sans début ni fin, il tombe dans le travers que J.-F. Billeter dénonçait chez Jullien. Héraclite, Giodano Bruno, Spinoza, Nietzsche pour ne citer que certains, avaient eux aussi conçu l’ univers comme incréé ; leurs idées ne furent sans doute jamais dominantes, mais elles sont bien apparues dans notre aire culturelle.
Ainsi est-il abusif de prétendre que les « intuitions » sont le propre de telle ou telle civilisation, de telle ou telle culture au sens générique du terme.
Comme le dit si bien J.-F. Billeter le fonds de l’expérience humaine est universelle, sans quoi il n’y aurait pas de penser à confronter, à partager, à féconder l’une par l’autre. Ceci dit, François Danjou a raison de souligner l’importance d’une certaine « intuition chinoise » car si une intuition offrant des similitudes existe historiquement dans notre univers culturel, elle n’a pas été comme en Chine explorée de façon aussi fine, et aussi selon une telle pluralité de modes, philosophique, politique, artistique.. ce qui fait toute la « différence » !

La deuxième ojection, de moindre importance, ressortit au contenu du dernier livre de J.-F. Billeter.
Ce dernier, en réalité ne méconnaît pas le taoisme, cette autre facette de l’univers de la « pensée chinoise », l’intuition d’un univers incréé et en transformation permanente s’accordant du reste tout aussi bien avec le taoïsme qu’avec la pensée chinoise du pouvoir absolu. Au contraire, même si J.-F. Billeter n’en fait pas grand argument dans « Contre François Jullien », ailleurs, il insiste tout particulièrement sur l’idée que la pensée d’un Tchouang T’seu s’oppose absolument à la pensée de l’absolu et de la soumission, à telle enseigne qu’il considère que ce penseur de l’antiquité chinoise fait rupture dans l’histoire de la pensée chinoise tant il est unique en son genre, y compris parmi ses contemporains. Ainsi, avant que le pouvoir impérial Han n’instaure l’idéologie officielle du confucianisme, et d’un taoisme-légisme inféodé à cette même idéologie, le penseur Tchouang Tseu avait développé une conception toute personnelle de la vie, indépendante des pouvoirs, en un mot autonome et à même de refuser leur autorité, et c’était précisément tout l’objet du précédent ouvrage de Billeter intitulé : « Etudes sur le Tchouang T’seu. ».

Pierre-Yves Dambrine

Par emmanuel le ricque Le 1er/07/2006 à 00h48

> « Contre François Jullien »

Pour avoir fait un exposé sur l’efficacité et le changement dans la pensée chinoise, reprenant les travaux à la fois de François Jullien et de Jean-François Billeter, je crois que les deux thèses sont conciliables et complémentaires, l’une servant de contredit à l’autre, la vision des systèmes opposés de F. Jullien étant relativisée par celle plus intérieure et unificatrice de J.F. BIlleter. Savoir justement que nous sommes dans un mouvement, celui de la pensée où l’échange d’arguments ne conduit pas forcément à une prise de position tranchée, ce qui nous dérange, mais plus à une prise de conscience de nous-mêmes. Il n’y a pas de pensée chinoise ni de pensée occidentale, seulement, comme vous et moi, des penseurs qui s’interrogent et plus on est loin porté, plus notre plaisir grandit. N’est-ce pas là, en fin de compte, le mérite principal de nos deux auteurs ?
e. le ricque

Par n’kuma Le 14/07/2006 à 22h34

> « Contre François Jullien »

La recension de François Danjou est intéressante mais me semble ménager la chèvre et le chou. Il est vrai que le livre de M. Billeter suggère l’existence d’un marigot de sinologues où il vaut mieux numéroter ses abattis ! J.F. Billeter affirme que l’altérité de la Chine est un « mythe » mais « au fond » il ne conteste pas qu’elle est « différente ».
Pour ce qui est des coïncidences entre certaines conceptions grecques/européennes et chinoises, on sait que l’Inde est notre mère à tous. Mais à ceux qui avancent qu’il est abusif de prétendre que certaines intuitions sont propres à certaines civilisation, je renvoie, par exemple, au majestueux Vocabulaire européen des philosophies, sous-titré « Dictionnaire des intraduisibles » (SEUIL). Eh oui ! Pas besoin de se confronter à la Chine pour comprendre que quand on a touché le fond de « l’expérience humaine commune » on n’a plus grand chose à se dire.
Livre bilieux, malhabile et malveillant, le Contre François Jullien est un tissu d’incohérences. Il convient, nous dit-on, de se soucier de la perspective historique. Mais qu’est-ce que cela signifie de dire d’un chinois du XVIe siècle qu’il a su se définir en tant que « personne » comme l’écrit l’auteur de Li Tcheu ? Le terme paraîtrait incongru à propos d’un Européen de la même époque !
La dissidence intellectuelle chinoise à travers les âges mérite sans doute mieux que cet opuscule.

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