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Le livre de F. Pierucci et Mathieu Aron et sa traduction chinoise. En Chine, les déboires de l’ancien président international de la division chaudières d’Alstom arrêté par le FBI à New-York et incarcéré durant 2 ans aux États-Unis renvoient à l’affaire Huawei et à sa directrice financière Meng Wenzhou. En résidence surveillée à Vancouver elle est sous le coup d’une demande d’extradition de la justice américaine. Le décryptage proposé par le livre qui éclaire l’impérialisme de Washington attise les sentiments nationalistes et anti-américains de l’opinion chinoise.
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En plein conflit stratégique sino-américain dont la charge tous azimuts contre Huawei est la pointe émergée, « Le Piège américain » - en Chinois « 美国陷阱 Meiguo xiangjng de Frédéric Pierucci écrit avec Matthieu Aron grand reporter à l’Obs et paru en France en janvier dernier chez J.C. Lattès est déjà le n°1 des ventes en ligne en Chine chez Dangdang.com. Il figure aussi dans les tous premiers de la catégorie « Gestion des affaires » chez JD.com, champion chinois avec Alibaba de la vente en ligne et concurrent d’Amazon.
A partir de l’expérience directe de Frédéric Pierucci, ancien vice-président de la division chaudières d’Alstom incarcéré durant deux années aux États-Unis pour faits de corruption, le livre, en vente à Hong-Kong depuis le 31 mai, décrypte la stratégie impériale américaine dont Question Chine avait déjà rendu compte à l’automne 2017.
Lire : Alstom, dommage collatéral de la compétition Chine – Etats-Unis.
Dommage collatéral de l’impérialisme américain pour le contrôle de l’énergie planétaire, la branche Energie d’Alstom, fleuron industriel français, sera finalement démantelée et vendue à General Electric.
La manœuvre s’appuyait sur le principe d’extra-territorialité du droit américain énoncé unilatéralement par le Foreign Corruption Practice Act (FCPA). Jouant sans nuance sur le sentiment de culpabilité des élites européennes tétanisées par les accusations de corruption pratique cependant courante pour la chasse aux marchés dans certains pays – en l’occurrence, dans ce cas, l’Indonésie (voir la note de contexte) - , elle ciblait en réalité la coopération franco-chinoise qui menaçait de devenir un concurrent global.
Voir l’interview sur France Inter de F. Pierucci et Matthieu Aron.
C’est peu dire que le témoignage de F. Pierucci sur l’impérialisme judiciaire américain réveille en Chine de puissantes rancœurs nationalistes anti-américaines alors que la fille du PDG de Huawei, Meng Wenzhou est toujours en résidence surveillée à Vancouver, menacée d’extradition aux États-Unis sous la pression du département de la justice, tandis que la Maison Blanche multiplie les pressions commerciales, technologiques et politiques pour abattre le groupe chinois.
Lire : Guerre commerciale, rivalité d’influence. Huawei dans l’œil du cyclone.
Tombant à point nommé dans la vaste querelle d’influence sino-américaine aux multiples facettes, l’histoire de l’ancien responsable français révélant que la stratégie de Washington contre Meng Wenzhou était symétrique de celle dont il avait lui-même été victime quand il était devenu l’otage du démantèlement d’Alstom, provoque en Chine une effervescence dans les réseaux sociaux, accompagnant un mouvement patriotique de soutien à Huawei.
Dans le collimateur des internautes « Apple » dont les ventes de téléphones portables en Chine qui comptent pour 17% de son marché global se sont effondrées de 30% au premier trimestre 2019.
S’il est vrai que les responsables de Huawei, y compris Ren Zhengfei et sa fille, reconnaissent l’importance technologique d’une coopération apaisée avec Apple, l’opinion chinoise se braque sur un mode très émotionnel au point que tous les analystes anticipent qu’au moins à court terme, la chute des ventes en Chine des ordinateurs et des téléphones à la pomme continuera.
Le spectre d’une « guerre de tranchées » prolongée.

Le 25 avril 2019 Mahatir rencontrait à Pékin Ren Zhengfei, fondateur de Huawei. Quelques semaines plus tard, il défiait Washington en précisant qu’il allait accepter la technologie 5G de Huawei. Le 30 mai, lors d’un colloque de sécurité à Tokyo il fustigeait l’obsession américaine de vouloir préserver à tout prix la prévalence technologique et stratégique américaine. (Photo AP)
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A l’étage supérieur, lors de la conférence sur le futur de l’Asie tenue à Tokyo, le 30 mai, plusieurs voix se sont élevées pour appeler au calme, pointant du doigt, non seulement la férocité américaine mais également les pratiques commerciales de Pékin et ses nouvelles ambitions géostratégiques.
Le futur premier ministre singapourien Heng Swee Keat qui évoquait la nécessité de s’adapter au bouleversement provoqué par la montée en puissance de la Chine, appelait Washington et Pékin à accepter les « nouvelles réalités » et à faire des compromis réciproques de coopérations bilatérales.
Pessimiste, Akihiko Tanaka, président de l’Institut National d’études politiques de Tokyo, répondit que les rivalités sino-américaines dans le commerce, les technologies, les valeurs politiques et la sécurité globale iraient en s’aggravant.
A ceux qui comme Heng engagèrent la Chine à apporter la preuve que ses nouvelles stratégies globales pouvaient bénéficier à tous, Jia Qingguo professeur à l’Institut d’études internationales à Beida, objecta qu’il était peu probable que Washington et Pékin parviennent à éviter une « nouvelle guerre froide ».
Quant à Mahatir, critiquant les mauvaises manières américaines faites à Huawei, il exprima sa crainte d’un dérapage militaire en mer de Chine du sud, accusant Washington « de vouloir rester éternellement en position de prévalence stratégique et technologique. »
Au total le forum de Tokyo financé par le groupe Nikkei, signale une prise de conscience générale des risques portés par l’actuelle confrontation sino-américaine. Sans exception, tous les messages envoyés par les participants à Pékin et Washington les appelèrent à trouver un terrain d’entente avant que la situation ne leur échappe.
Dans l’immédiat, cependant, la violence des pressions technologiques exercées contre Huawei par l’intermédiaire d’un embargo de la Maison Blanche interdisant à Google via Androïd toute interaction avec Huawei dont les affaires en Occident sont menacées, les chances que les tensions s’apaisent sont minces.
Lire : Guerre commerciale, rivalité d’influence. Huawei dans l’œil du cyclone.
Note de contexte
<pictureLeft2544|left|legend=En avril 2018, déposant devant l’Assemblée Nationale, Patrick Kron l’ancien PDFG d’Alstom démentait catégoriquement avoir vendu le fleuron français à GE sous la pression américaine pour se protéger de poursuites à son égard. A cette occasion, il avait rencontré le scepticisme de parlementaires qui lui reprochèrent au contraire d’avoir abandonné F. Pierucci et d’avoir bradé Alstom aux Américains.
« Le piège américain » qui ne cache rien, rappelle l’affaire indonésienne. Connue des spécialistes, elle concernait des pots de vin versés au nom d’Alstom par un intermédiaire à un député indonésien en échange d’un contrat public de 118 millions d’€ avec Jakarta pour la construction d’une centrale thermique.
Éventée par une indiscrétion, la transaction avait déclenché la surveillance de Frédéric Pierucci par le FBI et son arrestation à l’aéroport Kennedy le 14 avril 2013 date à laquelle il devint l’otage et la monnaie d’échange de la guerre globale pour l’énergie.
L’ouvrage révèle aussi que F. Pierucci avait refusé de servir de « taupe » chez Alstom au profit du FBI. Sa fin de non recevoir qui lui valut la prison, exprimait sa résistance à la pratique de chantage de la justice américaine, tandis que sa propre direction l’avait purement et simplement abandonné, allant même - suprême ironie - jusqu’à le licencier sous la pression de GE, pour « abandon de poste ».
Dans l’interview, F. Pierucci rappelle que la justice américaine fonctionne par un système de chantage aux aveux. La peine de prison pouvant aller de 15 à 19 ans dans un procès où l’accusé plaiderait non coupable, alors qu’en reconnaissant sa faute, il échappe à la machine judiciaire et bénéficie d’une remise de peine.
Enfin, question sensible évoquée par QC en octobre 2017, l’ouvrage donne en filigrane une image très peu flatteuse de l’ancien PDG d’Alstom Patrick Kron qui interroge le processus de sélection des responsables industriels de haut niveau en France.